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Le Monde de NEOMA

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Comment certains professionnels dont le métier est axé sur la relation avec des patients, des clients ou des consommateurs, ont-ils réinventé leurs pratiques, sans y être forcés ? Dans un article récemment publié dans la revue Administrative Science Quarterly, Nishani Bourmault, chercheuse à NEOMA, et un collaborateur se sont penchés sur la question, ouvrant la voie à la compréhension de transformations plus larges dans le monde du travail.

La pression de plus en plus forte imposée par les défis de notre société comme le changement climatique ou la justice sociale appelle à la réinvention de certaines professions. Des études scientifiques ont néanmoins montré qu’une telle démarche est difficile à entreprendre lorsque les professionnels sont très attachés aux valeurs qu’ils associent à leur métier. Les infirmières considèrent par exemple comme inapproprié de montrer de l’affection aux patients, alors qu’il s’agit d’un incontournable chez les aides-soignants. Dès lors, de nombreuses personnes s’opposent aux transformations qui iraient à l’encontre de leur culture professionnelle. C’est ce qui s’est notamment passé chez les bibliothécaires lorsqu’ils ont vu leur rôle transformé par l’arrivée d’outils numériques.

Malgré ces oppositions, les professionnels ont toujours su évoluer. Pour cause, bon nombre de révolutions tiennent à une pression externe telle que l’intégration de nouvelles technologies ou de réglementations. Les professionnels se retrouvent ainsi contraints de s’adapter. Leur transition se fait en s’appuyant sur leurs pairs, qui sont logés à la même enseigne. Fait plus rare, il arrive aussi que des individus – et non plus des professions entières – réinventent volontairement leur travail. Cette attitude du « Je change, car je le veux » a été peu étudiée jusqu’à présent. C’est pourquoi les chercheurs ont tenté de comprendre comment ces professionnels ont entrepris leur voyage.

Le cas des anesthésistes et de l’hypnose

Dans leur étude, les scientifiques se sont concentrés sur l’adoption de l’hypnose par les anesthésistes français. Autorisée depuis 2011 en complément ou en lieu de l’anesthésie chimique, cette pratique reste cependant marginale aujourd’hui. En 2015, seuls 10 % des anesthésistes avaient suivi une formation en hypnose en France. Intégrer cette façon de faire remet en cause les fondements d’une profession qui se revendique cartésienne et particulièrement attachée aux preuves fondées sur la science. Comment certains anesthésistes sont-ils alors parvenus à adopter l’hypnose et sa nature intangible que tout semble opposer à leurs valeurs ?

Un premier réflexe serait de supposer que les professionnels réinventent leur travail parce qu’ils en ressentent le besoin. Mais contre toute attente, les chercheurs démontrent que les convictions personnelles ne jouent a priori pas un rôle essentiel. Au contraire, la plupart des anesthésistes ayant adopté l’hypnose ne croyaient pas en son potentiel avant de s’y essayer. Deux piliers ont soutenu la réinvention de ces professionnels. Premièrement, leur propre expérience de la pratique avec les patients. En pratiquant l’hypnose, ils y ont trouvé un intérêt nouveau, sans pour autant comprendre entièrement la science derrière son succès. Deuxièmement, leur relation avec les patients. Ce sont les principaux bénéficiaires de la pratique qui en ont fait l’éloge auprès des anesthésistes au point de les persuader. Le retour positif des patients a également permis à ces professionnels de convaincre les chirurgiens d’adopter l’hypnose lors de leurs opérations. Résultat : le rôle de ces anesthésistes au bloc opératoire s’est transformé. Leur pratique technique s’est aussi humanisée. Finalement, à l’opposé d’une transformation forcée, ces professionnels ne se sont en général pas orientés vers leurs pairs pour évoluer. Ils se sont même éloignés des collègues qui rejetaient leur choix.

Se réinventer dans les métiers relationnels

Pour les chercheurs de l’étude, la dynamique basée à la fois sur l’expérience individuelle au contact de personnes externes à une profession et sur les retours de ces personnes pourrait expliquer d’autres réinventions volontaires. Ils citent par exemple certains procureurs de district qui sont passés de l’incarcération à la décriminalisation. Leur confrontation à l’impact des procès sur les criminels et les réactions de ces derniers pourraient avoir initié un changement dans leur rapport à leur travail.

De même, en remplaçant le mot « patient » par « client », ces résultats s’ouvrent à une grande diversité de professions. Les personnes exerçant un métier qui implique un contact régulier avec des consommateurs ou d’autres publics, et un retour d’information de leur part, peuvent volontairement transformer leur travail en suivant la même dynamique. Dans différents cas, l’étude met en exergue le rôle méconnu et potentiel des personnes extérieures, comme les clients, dans la transformation volontaire des professionnels. L’impact de telles réinventions individuelles et leurs effets sur une transformation plus large des communautés professionnelles doivent encore être explorés.

En savoir plus

Bourmault, N., & Anteby, M. (2023). Rebooting One’s Professional Work: The Case of French Anesthesiologists Using Hypnosis. Administrative Science Quarterly, 0(0). https://doi.org/10.1177/00018392231190300